Gorgone Méduse: la mort dans les yeux
Pour aborder le masque dans la culture de la Grèce antique, je me suis penchée sur les dieux à masque et en particulier Méduse, une des trois Gorgones (ou Gorgô) avec Sthéno et Euryale. Afin d'approfondir le rapport entre ces divinités et le masque j'ai lu le livre du célèbre helléniste Jean-Pierre Vernant: la mort dans les yeux*.
Le propos du livre porte sur les dieux-masque, divinités qui peuvent être représentées par le seul masque. L'auteur isole ainsi Dionysos, Artémis et Gorgô. La démonstration met en avant le lien entre les masques et l'altérité, et plus précisément la frontière entre le même et l'autre.
Dionysos, le plus connu, se place sur la zone d'étrangeté dépaysant l'humain de ses actions quotidiennes (déguisement, ivresse, jeu, transe, délire extatique...). C'est une altérité qui regarde vers le haut.
Artémis, elle, préside au monde sauvage, et plus encore aux zones limitrophes, aux points de rencontre entre sauvage et civilisé. Elle accompagne ainsi les naissances, les rituels initiatiques du passage de l'enfance à l'âge adulte, à la chasse qui confronte humain et animaux sauvages, à certains aspects de la guerre et du combat. Elle peut également être rapprochée d'une altérité qui atteste d'une d'une capacité de tolérance. C'est une altérité que l'on peut qualifier d'horizontale.
En règle générale, le masque est un objet de possession: "Porter un masque, c'est cesser d'être soi et incarner, le temps de la mascarade, la Puissance de l'au delà qui s'est emparée de vous, dont vous mimez tout ensemble la face, la gesture et la voix. Le dédoublement du visage en masque, la superposition du second au premier qui le rend méconnaissable, suppose une aliénation par rapport à soi même, une prise en charge par le dieu qui vous passe la bride et les rênes, qui vous chevauche et vous entraine en son galop ; il s'établit par conséquent, entre l'homme et le dieu, une contiguïté, un échange de statut qui peut aller jusqu'à la confusion, l'identification, mais dans cette proximité même s'instaure l'arrachement à soi, la projection dans une altérité radicale, la distance la plus grande, le dépaysement le plus complet s'inscrivant dans l'intimité et le contact."*
Et Gorgô?
Les Gorgones sont laides, grimaçantes, et tellement puissantes qu'elles ont le pouvoir de pétrifier qui les regarde.
Des trois Gorgones, seule Méduse est mortelle. Elle sera décapité par Persée, qui se servira de sa tête coupée accrochée sur son bouclier pour s'emparer de sa capacité de fascination.
D'initialement femme à tête de Gorgone, elle ne devient que cette tête, coupée de tout corps, une sorte de masque: le Gorgoneïon.
Cette représentation de tête de Meduse servira longtemps à orner tout bien précieux, des frontons des temples au simples jarres, comme attribut protecteur. Elle est attestée depuis les VIIè siécle avant J.-C. avec des critères constants:
Elle ne peut être représentée que de face: Elle ne laisse à l'humain aucune possibilité d'esquive de son regard qui pétrifie.
Sa face est entourée de cheveux (blonds) ébouriffés (en lien aux jeunes guerriers, alors aux cheveux longs, en furie sur le champs de bataille), parmi lesquels sortent des têtes de serpents. Parfois s'ajoutent (pour elle ou ses sœurs) ailes, flammes, des serres ou défenses de sanglier. D'autres rapports aux chevaux et aux chiens sont évoqués.
Souvent elle tire la langue, ce qui pourrait être rapproché d'un appendice phallique. Mais contrairement à la vigueur des satyres (masculins), ou au grotesque de Baubô (féminin) elle ne prête pas au rire, mais à un sentiment de terreur.
Son visage est sonore: il lâche des cris aigus, inhumains, des hurlements de mort, des plaintes nocturnes. Les serpents claquent ou grincent des dents. On lui trouve aussi des liens avec la flute, dont le son aigu se rapproche du sifflement des serpents, et apparait comme le plus étranger à la voix humaine, à la parole articulée (impossible de parler en jouant de la flute). De plus l'usage de cet instrument déforme le visage, et le rapproche de la grimace du monstre.
Elle vit dans le noir, sous terre, est liée aux terreurs nocturnes. Son rôle est de garder l'entrée du royaume des morts, comme Cerbère en interdit la sortie. De son fait, donc, nul vivant ne peut y pénétrer.
Elle se tient donc dans cette limite entre la vie et la mort, mais elle est aussi bien dans les confins de confusion entre homme et femme, entre humain et animal, entre jeune et vieux, entre céleste et infernal... Elle est l'altérité radicale, l'impensable et l'indicible, celle qui projette vers le bas.
Le Gorgoneïon, est donc un masque, mais un masque qu'on ne peut porter sur soi. Rien qu'à le voir, le regard est pris dedans. De la seule confrontation nait la fusion entre le soi et l'absolument autre. Son œil fixe est le contraire du regard. Comme une symétrie parfaite, elle laisse l'humain immobile, coupé de ses sens, en double d'elle même. Elle devient le reflet du fantôme que le regardeur est devenu face à elle. Il est dès lors, l'humain dans l'au delà, l'humain dans le monde de nuit de la Gorgone.
*Jean-Pierre Vernant ; la mort dans les yeux ; coll. textes du XXè siècle ; Hachette ; 1985 ; citation p.80-81